Ouest Eclair, 7 novembre 1925
NOS RIVIÈRES SOUTERRAINES
On vient de s'apercevoir que les deux Odon, ruisseaux souterrains et nauséabondes qui empestent de leurs odeurs méphitiques, irrespirables, les principaux quartiers de la ville, étaient complètement obstrués sur une partie de leur cours par des dépôts de vase et d'immondices. Il en est résulte un arrêt absolu de la circulation des eaux. Le courant n'existe plus ou si peu qu'il ne compte pas. Les digues artificielles dues a l'accumulation de ce débit solide ont créé ça et la des réservoirs à peu près étanches où le flot immobilisé devient un foyer permanent d'infection microbienne, générateur de la typhoïde et du choléra.
Certes, cette situation n'est pas nouvelle. mais ne constitue-t-elle pas un anachronisme navrant et intolérable pour un chef-lieu de département dont la population atteint le chiffre de 60.000 habitants ?
On a procédé dans la traversée de l'établissement du Bon Sauveur à des travaux de déblaiement rendus indispensables, Le résultat est singulièrement révélateur sur le même point,dix bannes d’immondices furent extraites. Et il ne s'agissait que d'un curage provisoire et partiel, intéressant une section de deux cents mètres.
L'efficacité de l'opération paraîtra douteuse devant la gravité du mal. On ne veut pas envisager les frais d'une réfection qui s'impose sur toute l'étendue des deux fossés tunnels aboutissant au pont de Courtonne. Et cependant qui peut garantir que dans le parcours qui comprend une longueur de plus d'un kilomètre la voûte ne s'est pas effondrée par endroits. Depuis un demi-siècle toute; les municipalités qui tour à tour se sont transmis le triste héritage détournèrent leur attention du problème complexe qu'il soulève.
La question des Odon, comme celle de la Prairie n'intéressait que les revuises de fin d'année qui exploitèrent cent fois avec succès ces deux thèmes inépuisables.
Rien qu'elle n'ignorât pas le danger causé par la présence, en pleine ville, de ces véritables cloaques, l'administration recula toujours devant la réalisation d'un projet coûteux et difficile. Mieux, aucune vérification sérieuse ne fut faite. On se contenta de curages locaux effectués Mans des conditions déplorables et sans contrôle. Une telle négligence devait porter ses fruits.
Aujourd'hui la situation est plus que critique. Le comblement de nos deux collecteurs va devenir une nécessité. non seulement pour des raisons d'hygiène, mais pour une menace autrement grave.
A qui incombent les responsabilités ?
Depuis une dizaine d'années, les quartiers situés sur le passage des Odon sont éprouvés, après les pluies hivernales, par des inondations dont l'importance progressive inquiète vivement riverains qui ont déjà subi des pertes élevées.
Plusieurs actions furent Intentées contre la ville. Celle-ci décline toute responsabilité, prétendant que les ruisseaux souterrains ne sont pas sa propriété argument fort contestable.
On sait dans quelles conditions fonctionne notre tout à l'égout. Chez les particuliers voisins des deux cours d'eau c'est très simple. On utilise le grand et le petit Odon qui. par places, véhiculent A ciel ouvert ces immondices. Les règlements approuvent-ils formellement un tel usage Je l'ignore. Ce qui est certain c'est que l'administration municipale elle-même emprunte ce canal pour les services de l'Hôtel de Ville et de l'Hôtel des Postes.
Très économique ? Mais au point de vue salubrité ?. N'insistons pas. Pour la question des responsabilités dans les inondations, aucun doute encore une fois; elle incombe à la Ville.
Si l'obstruction chronique des Odon provoque et aggrave ces Inondations, en vertu de quel droit pourriez-vous contraindre les particuliers à s'assurer si le curage des collecteurs voûtés a bien été pratiqué dans toute leur étendue, par exemple de la place du Théâtre il l'extrémité de la place St-Pierre ?
Prédictions pas rassurantes
Les sinistres que nous nous pu a enregistrer tiennent évidemment à d'autres causes encore. Et il nous sera facile de démontrer, il l'aide de documents qui font autorité, que la encore, la ville est responsable d'un état de choses quelle a laissé s'aggraver et qui peut aboutir, tôt ou tard, à des conséquences tragiques. J'ai sous les yeux un rapport édifiant à cet égard. Il porte la signature d'un professeur éminent, chargé du cours de travaux publics à l'Ecole Centrale, M. Deydier.
Citons quelques passages de ce rapport Instructif:
« Je me suis laissé dire, écrit M.Deytlier, que les habitants de Caen considéraient comme une garantie pour leur sécurité personnelle, l'inondation de la prairie qui constituerait un réservoir emmagasinant les crues. Une telle opinion serait plus qu'une illusion; une grave erreur. La vérité est bien différente.
Je compare la ville de Caen à uneIle. Elle est entourée en effet par les eaux des Odon et de l'Orne. Les maisons riveraines de ce fossé de ceinture reposent, à l'aide de pilotis, ou par des fondations en béton, sur un sous-sol argileux que détrempent continuellement les eaux d'infiltration de ce fossé. L'inondation de la prairie ne constitue nullement un préservatif contre l'inhibition des terrains de la Ville.
En réalité, voici ce qui se produit. Plus ces terrains sont détrempés moins ils sont stables et résistants aux charges qui se trouvent au-dessus d'eux. Il y aura donc de plus en plus, avec le temps, à redouter le glissement des terrains secs situés au-dessus des terres imbibées, ainsi que des maisons surchargeant ces terrains.
Qu'un éboulement Initial vienne à se manifester, il est évident qu'il se produira ensuite, de proche en proche, en profondeur et en largeur, des éboulements successifs intéressait des masses de terre de plus en plus importantes ».
Et M. Deydier conclut « Quoiqu'il en soit, aucun curage n'ayant été effectué dans le cloaque des Odon, toute visite de vérification y étant sinon impossible, du moins bien difficile, il y a lieu de se demander s'il n'y a pas en plusieurs points un arrêt plus ou moins complet du courant.
La Chambre de commerce n'a pas un intérêt moindre que les autres assemblées du département à faire cesser cette situation préjudiciable à tous.
Indépendamment de la sécurité et de la santé publique, dont est fonction la prospérité commerciale et industrielle rie la ville, les dépôts vaseux des bassins du port, devenus depuis la création du barrage sur l'Orne, le terminus du delta constitué par les Orlon. l'Orne et le fossé de ceinture nécessiteront surtout quand fonctionnera le tout a l'égout projeté par la municipalité les curages fréquents, difficiles, croûteux et gênants pour le trafic.
Voila ce me semble un son de cloche qui n'est pas des plus rassurants pour l'avenir. Nous étudierons cette question des Odon sous un autre aspect et nous rappellerons les doléances des propriétaire de la prairie de Caen gravement lésés depuis qu'on a modifié le régime des eaux.
P. F.