Caen et ses grands magasins

L’établissement Renard & Benoît, transformé en Monoprix dans les années 1930, détruit en 1944.
Crédits : archives municipales de Caen, fonds Delassalle – ARDI064_16
Les origines : le 19e siècle et la Belle Époque
Le premier grand magasin caennais est ouvert en 1837 sur l’île Saint-Jean par André Magron, marchand mercier originaire de la Meuse, mais dont la famille s’implantera durablement à Caen. Son petit-fils Henri Magron nous a offert de nombreux clichés de la ville au 19e siècle. Il confie la construction de son magasin à Émile Guy, architecte du théâtre tout proche, construit à la même époque. Celui-ci dessine un bâtiment de trois niveaux avec une élégante façade de douze travées s’étendant sur le quai en rive droite de la Noë. La maison Magron est d’une grande modernité, mais il ne soulève pas l’enthousiasme chez les Caennais. Il faut attendre les années 1860 pour qu’il connaisse le succès.
Maison Magron.
Crédits : collection VB, Victor Benaïm, avec l’autorisation d’Yves Bénain
La rivière devant le magasin est couverte. De fait, il se trouve désormais sur l’un des principaux boulevards de la ville (l’actuel boulevard du Maréchal-Leclerc). Le magasin change de nom au gré des alliances familiales : A. Benoît, puis A. Benoît & Renard, retour au nom initial, et enfin A. Renard & Benoît. Le magasin fait l’objet d’un agrandissement en 1879. Par la suite, une nouvelle aile, dotée d’une grande verrière, est construite vers l’est.
Magasin A. Benoît & Renard.
Crédits : archives municipales de Caen, fonds Delassalle – ARDI064_16
Non loin de là, la famille Démogé achète l’hôtel Léger de Vertbois, hôtel particulier de la rue Saint-Jean, bâti en 1780. Ils y ouvrent le Grand Bazar parisien. Implanté dans une des rues commerçantes de la ville et environné de belles demeures dont une fameuse à pans de bois, ce grand magasin marque les esprits par son raffinement. Son élégant campanile notamment fera les délices des photographes pour cartes postales. En 1899, il fait l’objet de réaménagements. Pour plaire aux goûts de l’époque, on rajoute deux énormes cariatides pour soutenir le balcon du second étage. Il est alors rebaptisé et l’on parle désormais du Grand Bazar et Nouvelles Galeries.
Grand Bazar et Nouvelles Galeries.
Crédits : collection Aurélien Léger
Le 23 octobre 1911, toujours rue Saint-Jean, ouvre les grands magasins de la Samaritaine. L’établissement occupe les n°50 et 52 rue Saint-Jean ainsi que les numéros pairs du passage Bellivet (du n°8 au 20). Ce passage a été ouvert par Mme Bellivet et Ravenel, le 1er avril 1836. Il part du quai de la Noë, sur laquelle un pont est jeté pour rejoindre la place Royale (de la République aujourd’hui) via la rue des Quatre-Vents (rue Pierre-Aimé-Lair). Il intègre peu après l’impasse Gouhier, qui part de la rue Saint-Jean. Il entraîne la disparition de l’hôtel de Ferrage. Ce passage couvert, éclairé au gaz, devient rapidement un but de promenade fréquenté. Il ne plaît toutefois pas à tous. Barbey d’Aurevilly le qualifie ainsi en 1856 de « sale copie d’une sale chose, le passage des Panoramas à Paris ».
Entrée du passage Bellivet rue Saint-Jean.
Crédits : archives municipales de Caen, fonds Delassalle – ARDI020_12
Intérieur du passage Bellivet, bimbeloterie les Touristes.
Crédits : Archives du Calvados – 1545w_327
D’autres magasins de nouveautés s’établissent dans la ville : Boka et Druelle (tous deux rue Saint-Pierre), les magasins Delaunay (rue de Strasbourg), La Gavotte (rue Saint-Jean). On peut également citer A. Dony, boulevard des Alliés, ou Devred (rue Saint-Jean, le bâtiment en béton armé des années 1930 existant toujours). Mais il s’agit ici de magasins de confection, pas de grands magasins généralistes.
Devred, années 1930.
Crédits : collection Georges Pigache
L’entre-deux-guerres
Il faut attendre les années 1920 pour qu’un nouveau grand magasin s’implante à Caen. En 1926, Georges Lelong, négociant rue de Vaucelles qui possédait également le magasin Au Gaspillage ouvert dans les années 1900, rue de la Marine, fonde les « Galeries Lafayette de Caen ». On qualifierait aujourd’hui ce magasin de « franchisé ». Les Galeries Lafayette sont ouvertes officiellement sur le boulevard des Alliés le 29 avril 1927. Deux ans plus tard, un étage est ajouté au local existant et en 1933, le magasin est considérablement agrandi par l’ajout d’une nouvelle aile à l’angle de la rue Pierre-Aimé Lair. Bien que construits à seulement quelques années d’intervalle, les deux bâtiments accolés illustrent deux influences architecturales sensiblement différentes. Le nouveau bâtiment, construit en béton armé, est plus épuré. L’angle est orné d’une coupole qui marque également le paysage, toutefois moins fortement que le campanile du bazar de la rue Saint-Jean.
Galeries Lafayettes.
Crédits : collection VB, Victor Benaïm, avec l’autorisation d’Yves Bénain
Depuis son toit-terrasse, il est possible d’admirer la vue sur les toits de la ville, chose rare à l’époque (le château n’étant pas accessible aux civils).
Panorama de la ville depuis la terrasse des Galeries Lafayette.
Crédits : collection Georges Pigache
Lors de la construction des immeubles Beauséjour, dans le nouveau quartier Saint-Louis, les Galeries Lafayette implantent une galerie d’exposition au rez-de-chaussée du nouveau bâtiment (voir l’article sur la place Foch).
Galeries Lafayette place Foch.
Crédits : collection François Robinard
En 1933, le Grand Bazar de la rue Saint-Jean est simplement renommé Nouvelles Galeries. Il fait l’objet d’importants travaux. Côté rue Saint-Jean, on vient plaquer une devanture dont la simplicité jure un peu avec la façade richement ornementée héritée du 19e siècle et de la Belle Époque. Les cariatides et le balcon du second étage disparaissent alors.
Nouvelles Galeries rue Saint-Jean après réaménagement.
Crédit : droits réservés
Mais surtout, le magasin est considérablement agrandi. Une nouvelle aile est construite sur la rue de Bernières, alors une petite rue étroite reliant le boulevard du Théâtre à la rue Saint-Jean. Afin de relier le vieux bâtiment à cette nouvelle aile, un passage couverte est aménagé : c’est la naissance du passage Démogé, du nom des propriétaires du magasin.
Aile des Nouvelles Galeries et entrée du passage Démogé rue de Bernières.
Crédits : Archives du Calvados – 923w_147_451ric
Dans les années 1930, un nouveau type de magasin apparaît également : les magasins à prix uniques où les assortiments sont vendus au même prix (ou à quelques prix échelonnés) afin d’attirer les classes populaires urbaines. Chaque grande enseigne possède le sien. En 1932, Max Heilbronn, gendre de Théophile Bader, créateur des Galeries Lafayette, ouvre le premier magasin à prix unique à Rouen. Deux ans plus tard, Monoprix s’implante à Caen en rachetant le magasin A. Renard & Benoît.
Monoprix, années 1930.
Crédits : collection VB, Victor Benaïm, avec l’autorisation d’Yves Bénain
En 1932, l’enseigne Au Bon Marché (actuellement Le Bon Marché) crée une nouvelle enseigne de magasin à prix unique nommé Priminime. Il s’implante en 1933 en lieu et place des grands magasins de la Samaritaine, rue Saint-Jean. Sur une surface de 800 m² sont vendus des articles en tous genres : confection, lingerie, chaussures, quincaillerie, articles de ménage, jouets, etc. L’enseigne propose également buffet, bar dégustation, et boucherie-charcuterie. Contrairement à Monoprix, qui reprend les locaux sans les changer, Priminime fait construire un très beau bâtiment dans le style Art déco par Georges Richard et Pierre Daubin. L’entrée du passage Bellivet, dans lequel se trouve la boucherie du grand magasin, est intégrée au bâtiment. Le bâtiment de quatre niveaux est surmonté de deux grands mâts entre lesquels est intégrée l’enseigne du magasin (« Pm »).
Façade du Priminime redessiné après la guerre.
Crédits : Archives du Calvados – 923w_98_217ric
L’après-guerre
Tous ces bâtiments sont détruits lors de la bataille de Caen. Monoprix est l’un des premiers bâtiments touchés par les bombes le 6 juin 1944.
Monoprix en ruine après 1944.
Crédits: archives municipales de Caen
Certains sont entièrement rasés. D’autres, plus modernes et construits en béton armé (Galeries Lafayette, Priminime), subsistent en partie avant d’être entièrement démolis. Le rez-de-chaussée des Galeries Lafayette est provisoirement réutilisé. Les autres magasins s’installent dans des baraquements provisoires sur place (Priminime) ou ailleurs le temps de reconstruire (Monoprix, rue Guynemer).
Vue sur les Galeries Lafayette après 1944.
Crédits : archives municipales de Caen, fonds Delassalle – ARDI069_17
Passage Bellivet depuis l’entrée en ruine du magasin Priminime.
Crédits : collection G.Edeine
Monoprix est reconstruit à son emplacement d’origine en 1956 par les architectes Bataille et Ouchakoff.
Monoprix reconstruit.
Crédits : collection Georges Pigache
À l’emplacement de Priminime est ouvert le 31 août 1959 un grand magasin sous l’enseigne « au Bon Marché ». Il se trouve désormais à l’angle de la rue Saint-Jean et de la rue Bellivet, qui remplace le passage couvert éponyme. En 1962, le magasin est agrandi avec l’ajout d’un quatrième niveau. À partir du milieu des années 1970, c’est le dernier magasin sous cette enseigne en province. En 1989, il est repris sous l’enseigne Printemps qui occupait jusqu’ici l’ancien magasin Druelle, à l’angle de la rue Saint-Pierre et de la rue de Strasbourg (actuel magasin Sephora).
Au Bon Marché, années 1970.
Crédits : collection Georges Pigache
La Reconstruction est l’occasion de recomposer l’architecture commerciale de la ville. En 1955, la société Démogé, propriétaire des Nouvelles Galeries, et les Galeries Lafayette fusionnent pour former la société des Galeries de Caen. Les Nouvelles Galeries sont construites à l’emplacement des Galeries Lafayette. Dessiné par les architectes Georges Richard et Pierre Daubin (les mêmes qui ont construit Priminime avant la guerre), le magasin est très moderne pour l’époque. Sa façade constituée d’un verre armé ondulé et translucide est encore rare à l’époque. Rien ne venait séparer à l’origine cette façade vitrée du reste du magasin. De l’intérieur, le bâtiment était plus lumineux et, de l’extérieur, il était possible de voir l’intérieur du magasin, ce qui le rendait plus léger. Les aménagements ultérieurs sont venus malheureusement altérer ce bâtiment qui, en soi, ne manque pas d’esthétisme.
Nouvelles Galeries, années 1970.
Crédits : collection Georges Pigache
Le magasin occupe une surface de 5 000 m² sur quatre niveaux. Des escalators desservent les différents étages. Comme sur l’ancien magasin, le dernier niveau est entouré d’une terrasse, aujourd’hui malheureusement fermée au public. Le toit avait également été dessiné pour permettre aux hélicoptères de se poser… Ce mode de transport n’ayant pas véritablement connu un développement foudroyant, il n’est toujours pas possible d’aller faire ses courses en hélico. L’ensemble est inauguré le 8 septembre 1955.
Le magasin de la rue Saint-Jean n’est donc pas reconstruit. Seul subsiste le passage Démogé, qui relie désormais la rue de Bernières et la rue du Général-Giraud. Ce passage couvert connaît un certain succès avant de lentement péricliter pour fermer définitivement en 2016‑2017.